07-12-2019
Au mur était suspendue une toile blanche de 200 x 160 cm. de chaque côté, les palettes du peintre : deux tables en verre et une en marbre rouge. Et puis un grand espace dans lequel l'artiste évolue comme un danseur sur une piste de danse entre chaque application du tableau, avançant, reculant, quatre pas en arrière, quatre pas en arrière, quatre pas en avant, quatre pas en avant, quatre pas en avant, ses bras agitant l'air en grands et larges mouvements, mettant en scène tout son corps dans un ballet improvisé où la toile devient compagnon d'une sorte de tango, parfois ami, parfois rival, parfois se donnant, parfois caché.
Nous sommes le 27 mars 1961, il est 16 h 07. Pierre Soulages, le peintre abstrait surnommé "le peintre noir", a accepté que son ami, journaliste, écrivain et scénariste Roger Vailland (1907-1965) assiste à un moment intense d'action créatrice, l'émergence en direct d'une œuvre d'art. Pierre Soulages ouvre les portes de son atelier ; quatre heures de travail intense et minutieux pendant lesquelles Roger Vailland, captivé, observe et transcrit devant ses yeux ce qui est né. Plein, le lecteur peut alors assister à cet espace magique d'intimité où la main qui peint est mise en mouvement, "enlève, pose, découvre", jusqu'à donner ces effets de matière, ces sillons, ces rayures moirées, ces trappes lumineuses qui jouent avec la couleur noire et créent des jeux d'ombres et de lumières.
Luminosité dans la profondeur de la couleur noire, c'est l'art de Pierre Soulages qui révèle le noir brillant, la lumière noire, l'au-delà noir, l'au-delà noir, l'au-delà noir dans la multiplicité chromatique, et démontre qu'il est aussi un peintre de la couleur et pas seulement le peintre du noir.
C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche", "ne jamais perdre de vue l'essentiel, il faut savoir se sacrifier", "il faut savoir rejeter tout ce que l'on aime trop". C'est aussi par l'utilisation de phrases, de formules puissantes et la puissance des mots que le lecteur saisit l'univers du peintre, sa vocation d'artiste, sa volonté de ne pas faire de la peinture un objet politique ou un concept philosophique. "Cet objet ne dit rien : c'est avec des mots que nous disons.
La peinture de Pierre Soulages est destinée à être vue et ne transmet aucun message. Elle n'engage l'artiste que par rapport à son art et à lui-même. Trois parties composent ce petit livre à couverture noire, comme l'univers pictural de Soulages, trois textes qui permettent, en quelques pages, de découvrir un peintre dans son travail, ses gestes, son comportement devant la toile.
La belle préface d'Alfred Pacquement, organisateur en 2009 de la rétrospective Soulages au Centre Georges Pompidou, est une intéressante introduction aux deux articles suivants de Roger Vailland.
La première, parue dans la revue L'Oeil en 1961, décrit les étapes de la création de l'artiste et ses méthodes de travail, où le hasard, entre retouches et renonciations, joue un rôle important.
La seconde, datée de février 1962, est une réponse à la revue Clarté dans laquelle les étudiants communistes s'interrogent sur la place du peintre dans la société : "pour ou contre Pierre Soulages, un peintre abstrait ?
Participez-vous à notre époque ou vous réfugiez-vous dans les sphères spéculatives supérieures ? Peinture intérieure ou aventure poétique ?"
A ce "jugement de peintre", Vailland répond avec ardeur et conviction, comparant le peintre à un sportif d'élite, argumentant son texte de chroniqueur sportif et affirmant que cet artiste, au moins original et novateur, ne veut pas "dire" mais "montrer". Sans la prétention de Soulages, seule une rencontre face à face entre une toile et un homme dans une bataille simulée pour accéder à l'Art dans son essence abstraite et contemplative. "Pierre Soulages est un champion".mini livre, très petit par la taille mais grand par l'univers artistique qui contient...